Les stablecoins étaient censés être un simple pont entre la finance traditionnelle et la crypto. Pourtant, derrière leur façade de stabilité, ils sont devenus l’un des business les plus lucratifs de l’écosystème. Ces jetons adossés au dollar ne dorment pas, ils travaillent, et ils rapportent gros. Chaque USDT ou USDC en circulation cache une mécanique bien huilée où les milliards “stockés” génèrent des rendements colossaux, invisibles pour les utilisateurs, mais bien réels pour leurs émetteurs.
Les “dollars fantômes” de la crypto
Chaque stablecoin émis correspond à un dollar censé dormir en réserve. En réalité, ce dollar ne reste pas inactif, mais il est placé dans des actifs ultra-sécurisés, comme des bons du Trésor américain, qui rapportent aujourd’hui plus de 5 % par an. Avec plus de 160 milliards de stablecoins en circulation, ces placements génèrent des milliards de revenus passifs pour les sociétés émettrices, une rente silencieuse qui transforme les acteurs comme Tether ou Circle en véritables banques de l’ombre.
Ce mécanisme crée un paradoxe : la crypto, censée échapper au système financier classique, alimente aujourd’hui le rendement du dollar américain. Pendant que les utilisateurs utilisent leurs stablecoins pour trader, payer ou farmer, ce sont leurs fonds qui produisent les intérêts. Tether, par exemple, aurait engrangé plus de 6 milliards de dollars de bénéfices en 2024, simplement en plaçant la trésorerie censée “couvrir” les USDT en circulation.
Les stablecoins, un pilier du système dollar
Les stablecoins ne se contentent plus d’exister dans la sphère crypto, ils sont devenus une extension officieuse du système financier américain. En plaçant la majorité de leurs réserves dans la dette souveraine des États-Unis, les émetteurs contribuent directement à financer le Trésor américain, tout en renforçant la domination du dollar dans l’économie numérique mondiale. Chaque USDT ou USDC émis, c’est une demande supplémentaire pour les obligations américaines. Une dépendance mutuelle qui lie désormais la crypto à la santé du marché obligataire. Autrement dit, la stabilité des stablecoins dépend de la stabilité du dollar qu’ils prétendent seulement imiter.
Mais cette dépendance a un revers. En centralisant des dizaines de milliards dans des actifs d’État, Tether et Circle deviennent des acteurs systémiques, dont le comportement influence la liquidité mondiale. Une vente massive de bons du Trésor par un émetteur de stablecoin pourrait, en théorie, déstabiliser temporairement les marchés. À l’inverse, une régulation trop stricte ou un gel de leurs comptes bancaires, comme cela est déjà arrivé à Tether par le passé, pourrait bloquer des milliards de dollars d’un coup. Les stablecoins ont voulu s’émanciper des banques, mais ils sont désormais pris au cœur du système qu’ils prétendaient contourner.
« Plus la crypto croit à sa souveraineté, plus elle finance le dollar. »
La bataille du contrôle
Les stablecoins ne sont plus de simples outils techniques, mais ils sont devenus un enjeu de souveraineté monétaire. Pour les États-Unis, ces jetons adossés au dollar sont une arme d’influence douce. Chaque transaction en USDT ou USDC renforce, à l’échelle mondiale, l’usage du dollar comme référence de confiance. Washington n’a donc aucun intérêt à les interdire, au contraire, ils prolongent sa domination dans la sphère numérique. Mais cette position n’est pas partagée par tous car l’Union européenne et la Chine voient d’un œil méfiant ces monnaies privées qui sapent leur propre autonomie monétaire, accélérant en parallèle leurs projets de monnaies numériques de banque centrale (MNBC) comme l’euro numérique ou le yuan digital.
Dans le même temps, les stablecoins deviennent une zone de tension entre régulateurs et émetteurs. Les gouvernements veulent imposer des règles de transparence et de réserve, tandis que Tether ou Circle tentent de préserver leur modèle ultra-rentable fondé sur la discrétion et la rapidité. La question n’est plus seulement économique, mais politique : qui doit contrôler la monnaie numérique mondiale ? La bataille qui s’annonce déterminera si le futur de la finance restera dominé par les entreprises privées, ou s’il sera repris en main par les États via leurs propres monnaies programmables. Une lutte silencieuse, mais décisive, entre la décentralisation rêvée et la centralisation de fait.
Stablecoins vs Monnaies numériques d’État
Comparatif rapide : émission, contrôle, transparence, usage
Qui capte vraiment la rente
La plus grosse part du gâteau ne revient pas qu’aux émetteurs. Elle ruisselle vers tout un écosystème d’intermédiaires qui facturent la stabilité et la conformité du dollar on-chain. Les banques dépositaires encaissent des frais de garde et de cash management, les money market funds prennent leur commission, les assureurs couvrent la continuité d’activité, les auditeurs monétisent l’attestation récurrente, les processeurs de paiement prélèvent au passage et les exchanges profitent de l’effet réseau sur les volumes. À l’arrivée, chaque dollar immobilisé alimente une chaîne de marges privées qui transforme une promesse de parité en produit financier hautement rentable pour une poignée d’acteurs bien placés.
Cette rente a ses angles morts. La concentration sur quelques banques partenaires crée un risque opérationnel en cas de stress ou de sanctions, la dépendance aux T-Bills expose le modèle à un choc de liquidité, et l’absence de partage de rendement avec l’utilisateur final nourrit une incitation perverse à “sur-stocker” des stablecoins au lieu de basculer vers des dépôts tokenisés ou des modèles à rendement reversé. La prochaine bataille se jouera là où l’utilisateur voit la couleur de l’argent. Entre stablecoins qui continuent de capter 100 % des intérêts, dépôts bancaires tokenisés qui redistribuent une part du yield et CBDC de détail qui ne rémunèrent rien, le gagnant sera celui qui alignera sécurité, liquidité et partage de valeur sans friction.
Flux de valeur sur $1 immobilisé
Vers un nouveau modèle de “stable banking”
Le succès des stablecoins a ouvert la voie à une mutation profonde : celle d’un “stable banking”, où la frontière entre monnaie, produit financier et infrastructure de paiement devient floue. Des acteurs comme PayPal, Stripe ou Revolut testent déjà des modèles hybrides mêlant stablecoins internes, cartes crypto et comptes rémunérés. L’idée est de reproduire les services bancaires classiques, mais avec une exécution instantanée et sans les contraintes du réseau SWIFT. Derrière cette dynamique, la logique est que si les utilisateurs ne font plus confiance aux banques, ils continueront d’utiliser des stablecoins, à condition qu’ils servent aussi de passerelle vers des rendements ou des paiements réels.
Ce basculement amorce une nouvelle forme de concurrence entre les banques régulées et les émetteurs privés. L’un détient la licence, l’autre la technologie et la liquidité.
Mais cette “bancarisation inversée” pose des dilemmes majeurs. Si les stablecoins captent les dépôts mondiaux, à qui appartiendra le pouvoir monétaire ? À des entreprises capables de geler des comptes en un clic, ou à des protocoles réellement décentralisés ? La réponse décidera si la finance de demain sera plus ouverte ou simplement plus rapide. Entre régulation, innovation et rentabilité, un équilibre fragile se dessine, celui d’un futur où la monnaie sera aussi fluide que l’information, mais où la confiance restera, plus que jamais, la ressource la plus rare.
Repères clés du “stable banking”
Faites défiler pour voir les grandes étapes
Naissance de Tether
USDT popularise l’idée d’un dollar tokenisé. Premier pont simple entre crypto et fiat.
Accélération DeFi
Les stablecoins deviennent la base des pools, des prêts et des paiements on-chain 24/7.
PayPal USD
Entrée des géants du paiement. Le modèle stablecoin se connecte au commerce grand public.
Dépôts tokenisés
Montée des dépôts bancaires on-chain et partage du rendement. Le “stable banking” s’installe.
La stabilité, nouvelle frontière du pouvoir
Derrière la promesse d’un dollar numérique sans frontières, les stablecoins ont bâti un empire invisible où la finance, la technologie et la souveraineté se confondent. Leur succès ne tient pas seulement à leur stabilité, mais à la confiance qu’ils déplacent, des États vers des entreprises privées. Ce nouvel ordre monétaire hybride redessine la carte du pouvoir économique mondial : entre rendement et régulation, transparence et centralisation, la bataille du contrôle de la monnaie numérique ne fait que commencer. Dans un monde où chaque dollar tokenisé génère sa propre rente, la vraie question n’est plus combien valent les stablecoins, mais qui détient la stabilité.

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